Sous la chaleur écrasante du désert, on s’étonne parfois de l’apparition d’images illusoires. Ce que l’on voit est bien réel… sans toutefois être vraiment là. L’orientalisme, qui s’approprie les musiques et thèmes traditionnels, est lui-même un étonnement face à quelque chose d’étrange, d’étranger. Et si au tournant des XIXe et XXe siècles l’Orient séduit, ce n’est pas tant pour y voyager que pour en rêver. Tout un univers évocateur, voluptueux et lascif est ainsi recréé par les compositeurs qui développent des mélodies aux mélismes envoûtants, des harmonies troublantes et magnifient la sensualité, voire un certain état de nature.
En 1872, Georges Bizet écrit Djamileh, opéra-comique tiré d’un poème d’Alfred de Musset, trois ans avant son chef-d’œuvre Carmen. Orient, Espagne… il est plus facile de parler de soi quand l’on prétend parler des autres. Jadis idéalisé et désirable, ce même Orient reste encore de nos jours source de fantasmes. Les populations autrefois dépeintes avec délectation se retrouvent à présent sur les routes et sur les mers, fuyant guerre, fanatismes et régimes politiques autoritaires. Elles nous menaceraient. Vraiment ?
Tendu entre hier et aujourd’hui et conçu comme un voyage à la destination incertaine parmi quelques-unes des plus belles mélodies orientalistes, ce spectacle aura pour point d’orgue l’opéra Djamileh.
Classes de chant d’Anne Constantin et Esthel Durand
Classe « Jeunes voix » de Guillaume Durand
avec la participation des classes de danse contemporaine de Yorick Grand et d’instruments du CRR
Pia Varri, chef de chant et piano
Jean-Noël Poggiali, conception et mise en scène
Quelques questions à Jean-Noël Poggiali
CRR : Pourquoi le travail sur cet opéra est utile pour les élèves du conservatoire ? Comment avez-vous organisé le processus de création ?
Jean-Noël Poggiali : Pour les jeunes chanteurs, monter un ouvrage lyrique est une expérience de mise en situation très formatrice. Car, en plus du chant et de l’interprétation qu’ils travaillent toute l’année, ils doivent alors incarner physiquement et émotionnellement un personnage. Cela implique pour eux d’allier le contrôle technique de leur instrument avec une foule d’autres paramètres et, dans le cas qui nous occupe, de passer de la voix parlée à la voix chantée. Cette mise en situation est nécessaire dans le cadre d’une formation de futurs artistes interprètes, qu’ils se destinent à une carrière de soliste ou bien d’ensemble vocal. Il me semble que le CRR de Boulogne-Billancourt qui donne chaque année aux élèves des classes de chant la possibilité de se produire en scène l’a d’ailleurs bien compris. En outre, ce type de projet permet de mêler des jeunes issus de plusieurs filières : chant, danse et instruments. Outre la période de répétitions proprement dite de février-mars, je viens de terminer avec les élèves trois ateliers de deux jours chacun qui nous ont permis de faire connaissance, de commencer à installer des codes de jeu communs, qui ont précisé l’univers que nous allons construire collectivement et qui ont servi à mesurer l’étendue du travail personnel que chacun aura à fournir.
CRR : Comment avez-vous imaginé la mise en scène ?
Jean-Noël Poggiali : Djamileh, l’opéra de Bizet qui a été choisi par l’équipe pédagogique est une forme courte. On attendait de moi que je fasse une proposition permettant d’arriver à un spectacle d’environ deux heures. J’ai alors imaginé construire une forme unitaire de laquelle jaillirait l’opéra de Bizet. Pour cela, et en lien avec la thématique de Djamileh, je me suis appuyé sur le riche répertoire de mélodies orientalistes françaises.
CRR : Quelles sont les mélodies qui compléteront cette soirée lyrique ? Pourquoi un tel choix ?
Jean-Noël Poggiali : Ce sont des mélodies parfois familières et parfois moins, de Fauré, Aubert, Chausson, Koechlin, Salvador-Daniel, etc. Elles témoignent de l’évolution importante qu’a connue la musique orientaliste du XIXe au XXe siècle. Je les ai aussi choisies pour leurs climats et surtout pour leur thématique, car il s’agissait pour moi de m’appuyer sur ces textes poétiques pour créer une narration. J’ai pris le parti de mettre en scène un groupe humain qui chemine, qui abandonne son pays pour rallier un ailleurs. Ces mélodies, ce sont les pensées qu’ils ont, les moments qu’ils vivent, les états dans lesquels ils se trouvent.
CRR : Comment aborder aujourd’hui ce thème de l’Orientalisme ? Et quelle résonnance ce thème peut-il trouver dans notre monde contemporain ?
Jean-Noël Poggiali : L’orient a été une source de fantasme intarissable pour les sociétés coloniales, et singulièrement la France, dans tous les domaines artistiques, au point de constituer une « folie orientaliste » dont le moindre musée de province témoigne. Or, aujourd’hui, les populations et cultures issues de ces régions du monde sont regardées avec beaucoup de méfiance par nos sociétés modernes auxquelles la globalisation a fait perdre de leur hauteur. L’aspiration à un ailleurs idéal a changé de camp : il est du côté de ceux qui fuient les bouleversements du monde, qu’ils soient politiques, économiques, religieux, voire les désordres climatiques naissants. Dans une volonté de symétrie, il m’importait de leur faire endosser les mots qui leur étaient prêtés à l’époque orientaliste, des mots qui disent l’espoir d’un monde plus beau, qui parlent du déplacement, du désert infini et du désir de pouvoir rester là où l’on se trouve. Comme tous les désirs, ils s’appuient souvent sur des fantasmes. Un mirage…